Voilà plus d’une heure que je tourne en rond, tellement égaré que je ne sais plus quelle direction prendre pour rejoindre la voiture. Je commence à me faire du souci. Pas vraiment pour moi, mais pour Amélie.
Cet après-midi elle a préféré rester sur l’aire de repos en bordure des arbres afin de profiter du soleil automnal. Confortablement installée sur sa chaise de plage, un livre entre les mains, elle m’a souhaité une bonne promenade. Depuis que nous sommes enfants, les sous-bois l’ont toujours angoissée et si je traîne trop, elle risque de s’inquiéter.
Pour ma part, marcher dans la forêt de Bouconne reste le moyen le plus agréable de stimuler mon imagination. Le bruissement incessant de ses frondaisons, la douceur de ses chemins moussus, le secret de ses sombres allées, m'intriguent, m'attirent, si loin qu’il m’arrive parfois de m'y perdre. Aujourd’hui, il est vrai, je me suis surpassé.
Il se fait tard, la futaie commence à s’assombrir, énième tour sur moi-même pour tenter de m’orienter. À ma droite, une brume de film d’épouvante floute les troncs moussus. Au hasard, j’avance dans cette direction, écarte quelques fourrés aux branches récalcitrantes et découvre avec surprise une large clairière. En son centre, un saule tortueux lance sa fantastique ramure vers le ciel. À croire qu’une force colossale a extrait un kraken des profondeurs oniriques de l’océan pour venir le figer, tête en bas, dans cette forêt. Ses tentacules, après avoir une dernière fois fouetté le ciel, se sont pétrifiés et transformés en ramure. Sous un sourcil froncé de lichen, son œil, vestige d’une vieille branche coupée au ras du tronc, me fixe, augmentant encore l’impression animale. L’Arbre semble hors du temps, son feuillage en chevelure de Gorgone porte les stigmates d’un hiver avancé.
Tandis que ses longues branches s’agitent sans le moindre signe de vent, un frisson roule le long de ma colonne vertébrale. Hypnotisé par le monstre, j'avance sous sa ramure, ses lianes effleurent mon crâne. Sans cesser de frissonner sous cette douce caresse, je sens l’Arbre s’insinuer dans mon esprit. Sous mes yeux écarquillés, la forêt s'efface et laisse place à un décor bien différent. Une ville, vue du haut d’un immeuble, s’étale en quartiers cossus jusqu’au port. Au-delà, le bleu profond de la mer moucheté de voiles blanches…
Mon corps se courbe, perclus de courbatures. Je tente de faire un autre pas sur le côté.
Difficile d’arriver jusqu’à l’angle du balcon, gestes maladroits, équilibre précaire et par-dessus tout, la douleur…
Mon vieux cœur tape fort, je me retourne avec précaution, serre la rambarde et attends sans bouger que les battements se calment. Cela en vaut la peine. Par ce bel après-midi d’arrière-saison, le point de vue est magnifique. Doucement, je reprends un peu d’assurance, patiente quelques secondes avant d’ouvrir grand les mains et d’embrasser le paysage.
Le courant d’air balaye mon visage, apporte un peu de fraîcheur à cette chaude journée. Après la moiteur de ma chambre au quatrième étage de l’hôpital, la sensation est surprenante, agréable.
Sans prévenir, un souvenir remonte…
« Nous sommes sur la plage, mon premier contact avec Amélie. Nous nous tenons par la main, courant vers la mer, hurlant d’une excitation trop longtemps contenue. Devant nous, amusés par nos voix aiguës d’enfants heureux, les rouleaux de vagues grondent, râlent rauque. Plongeon, flash froid, culbute, nouveaux cris de joie. De sa bouée sort le long cou d’un cygne aux gros yeux, bleus. Mes bras écartés du corps par deux brassards de Popeye, jaunes. Des rires, encore, les embruns, le bruit de la mer et déjà le vent du large sur ma frimousse. »
Le courant d’air forcit. L’envie soudaine d’ouvrir grand les bras, de sentir ce souffle se lover au creux de mes paumes, pousser mes épaules en arrière, appuyer sensuellement contre ma poitrine.
Un autre souvenir oublié…
« Au guidon de ma Vespa, sans casque, la caresse de l’air sur mon visage. Contre ma poitrine, avec tendresse, croisées serrées, les mains d’Amélie. Son menton sur mon épaule, nos cheveux mélangés, insouciante adolescence. »
Je suis heureux que l’âge m’ait laissé une abondante chevelure, blanche, un peu fanée, mais épaisse. Sentir mes cheveux s’agiter en tous sens, fouetter ma nuque sous un vent de plus en plus violent.
« Sur la route en bord de mer, voiture lancée, capote relevée. Sa tête penchée sur mon épaule, ses cheveux voletant partout sur mon visage. Virage, flash ! Plongeon, froid au ventre, choc, culbutes et cris. Puis un souffle, encore… léger, très léger. Amélie calée dans mes bras, nos deux visages collés l’un à l’autre, soupir imperceptible, le dernier. »
Depuis combien de temps suis-je parti ? Une seconde, deux au maximum, ce dernier voyage n’est pas bien long. Suffisant, pourtant, pour me remémorer ces quelques scènes, me rappeler toutes ces sensations. Trop court, heureusement, pour éprouver des regrets.
Le temps est une notion vraiment curieuse, impalpable comme le vent.
Une seconde, deux au maximum, ce qu’il me faut pour descendre du quatrième étage de l’hôpital et disperser, écarlates, le reste de mes souvenirs sur le trottoir. »
J’émerge de la transe, jambes tremblantes, totalement déboussolé. Face à moi, les lanières du saule tortueux se balancent en longues vagues verticales. Le léger coup de fouet de leurs pointes semble me dire : « C’est fini, tu peux t’en aller. »
Obéissant et toujours sonné, je me mets en route d’une démarche de somnambule. Que vient-il de m’arriver ? L’impression de véracité est terrible. Comme si l’Arbre avait ouvert le double-fond du monde pour me laisser entrevoir un fragment de futur. Repassant le rêve dans ma tête – car ce ne peut être qu’un rêve – je cherche à graver chacun de ses instants dans ma mémoire. Comme autant de nuages de fumée, ils se dissolvent quand j’essaie de les retenir. Petit à petit, le souvenir s’atténue. Au bout de quelques pas, il ne m’en reste plus rien… si ce n’est une injonction adressée à moi-même : surtout, ne me laisse pas oublier !
Impossible de me rappeler quoi.
Quelques pas plus loin, maintenant sûr de la direction à suivre pour retrouver le parking, je souris de ma propre confusion. Le désir de trouver l’inspiration dans ces bois était si fort que j’ai déliré éveillé.
Sans encombre, j’arrive à la voiture. Amélie se précipite vers moi, manifestement soulagée.
– Oh Joseph, enfin ! Je commençais à m’inquiéter… Dis, tu en fais une drôle de tête ?
– Désolé, ma chérie. Je me suis perdu alors que je pensais connaître cette forêt comme ma poche. J’avoue que j’en garde une étrange sensation…
– Tu me raconteras ça en voiture, rentrons maintenant.
Encore perturbé, je m’installe au volant. Caché à la lisière de ma mémoire, le fantôme d'un souvenir me nargue. Je me promets de revenir le lendemain, avec de quoi écrire… Sait-on jamais.
Le soleil est encore haut, j’ai besoin de sentir sa chaleur après les heures passées à l’ombre du sous-bois.
– Je vais relever la capote, il fait un temps magnifique.
– Comme tu voudras, me répond Amélie.
Je m’installe au volant, elle vient se caler tendrement contre mon épaule. Je démarre en trombe. Bien vite nous rejoignons la route du bord de mer. Ses longs cheveux virevoltent dans le vent, effleurent mon visage…
source: http://www.oniris.be/nouvelle/pepito-automne-5033.html
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